Le bélier est-il toujours vivant ?

7h30 du matin, cabane det Caillau, au fin fond de la vallée de Lhers.

Un chien sort en aboyant de l’une des cabanes et s’enfuit dans le brouillard, vers un destin connu de lui seul.

Ailleurs, sans doute dans l’une des autres cabanes, un de ses copains hurle à la mort sans s’arrêter.

Notre objectif avec Stéphanie de Bordeaux Sciences Agro est d’aller sonder les sols des secteurs du Pic Rouge, dans les pélites versicolores et les grès et conglomérats du Permien. Il s’agit d’une nouvelle semaine en montagne béarnaise, toujours dans le cadre de la cartographie des sols des Pyrénées Atlantiques. 

La montée est régulière et passé le col de Saoubathou, on plonge subitement dans un paysage en quadrichromie vert / rouge / blanc / bleu.

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Nous croisons la gardienne du refuge d’Arlet et ses deux mules qui descendent au ravitaillement.

Peu à peu, les jalons que nous posons et qui signalent tous les sondages et prélèvements que nous devons faire sur le retour s’accumulent derrière nous et nous décidons de nous arrêter au niveau de la cabane de Lapassa. On souffle face au paysage et à la mer de nuages que nous dominons ; dernière nous, une brebis bêle, haut dans la falaise ; qu’est-ce qu’elle fait là ? Tout à coup, un berger surgit de derrière un bloc et s’assoit auprès de nous, bien décidé à discuter. Il nous apprend qu’un troupeau de brebis doit passer par ici à 5h, c’est celui d’un de ses collègues. Bon. C’est réglé un peu comme le RER donc.

– Et derrière nous là-haut, qu’est-ce qu’elle fait là cette idiote à bêler comme une perdue ?

– C’est un bélier nous répond-il ; et ça fait maintenant quinze jours qu’il est coincé là haut… Mais là, poursuit-il, il n’en a plus pour très longtemps …

– Ah bon ? Mais qu’est ce qui va se passer alors ?

– Ben il va sauter. Enfin on sait pas encore vraiment…

Cinq mules en profitent pour surgir de derrière le même bloc que le berger. Elles nous regardent puis se dirigent toutes seules comme des grandes vers un abri proche. Elles n’ont visiblement pas envie de discuter.

Nous repartons sous le regard éperdu du bélier, vers nos premiers sondages, le berger étant parti dîner.

La gardienne du refuge en profite pour repasser dans l’autre sens avec ses deux mules.

Deux sondages dans des zones d’accumulation plus tard, voilà qu’un autre type arrive depuis le col, avec deux mules à vide.

– vous avez vu passer une dame avec deux mules ? nous demande-t-il.

– Ben oui, et même deux fois, elle a la santé pour courir à cette allure dans la montagne.

– C’est normal, c’est la gardienne du refuge, nous dit-il.

– Oui, on sait, on nous l’a déjà dit.   Et vous, vous la suivez ?

– Non, je viens chercher les fromages.

– Ah oui, à la cabane juste sous la falaise où il y a un bélier coincé !

– Tiens, il a pas encore sauté ?

Non, il n’a pas encore sauté, mais il nous apprend que de toute façon un hélitreuillage vaut une fortune, sans doute plus cher que le bélier. Puis nous discutons pédo, car il possède plus que des notions dans cette discipline, après des études d’environnement à la fac. Nous sommes en train de faire des sondages dans une zone de lapiaz de conglomérats : la proportion d’éléments grossiers calcaires dans le conglomérat est telle que le paysage a pris les formes typiques des lapiaz, en rouge, gris et vert. C’est superbe. Et le sol autour est hypercalcaire, sauf dans les lézines très organiques. L’environnement proche de ce lapiaz est d’ailleurs le seul endroit où le sol est si calcaire, ailleurs l’effervescence est nulle ou presque, depuis le début de la journée.

 

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Au dessus de nous, quatre vautours arrivent en trombe depuis l’ouest, ils font trois petits tours par dessus le bélier coincé puis ils s’en vont, la viande n’est pas prête.

Un autre profil en travers d’un cône de dejection très court et peu pentu nous amène à retrouver une structure que j’avais déjà observée à Estaubé il y a quelques années et que Micheline Eimberck avait identifié comme des figures de décompression ou du « creeping ». Il s’agit ici d’une succession de trois horizons, le plus superficiel étant polyédrique émoussé fin, organique, l’horizon médian étant lamellaire fin, très lacunaire, très aéré et meuble, puis l’horizon sous-jacent continu à sous-structure polyédrique peu nette grossière, compact, peu poreux. L’horizon médian fait effectivement penser à un volume de glissement par dessus un volume très peu poreux et peu perméable qui lui sert de plancher. La pente est ici relativement faible, ce qui suggère une grande fragilité de ces sols au regard par exemple d’un piétinement excessif ; les horizons de surface organiques peuvent alors se retrouver enfouis par simple enroulement, donnant un aspect « zébré » au sol que j’avais pu voir à Estaubé. Sur la photo ci-dessous, le profil n’a pas été rafraichi pour mieux laisser voir ces trois structures très différentes.

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Nous revenons au col de Saoubathou, déjà bien chargés d’échantillons. C’est le moment que choisit le convoyeur de fromage pour revenir avec ses deux mules chargées de fromages. Nouvelle petite discussion autour de la cartographie des sols ; nous prenons des nouvelles du bélier, il est toujours vivant.

Il est temps de repartir du col et de poursuivre les transects, le brouillard monte lentement et en plus il se fait tard, les prélèvements ne sont pas finis.

Voilà que surgissent trois randonneurs depuis la montée de Lapassa. Tout le monde surgit de n’importe où ici. Ils sont hilares, sans doute heureux d’être dans ce décor. L’un d’entre eux s’approche du cairn qui signale le col. Soudain un cri.

– Mais merde, on devrait pas être là !? (ouf, ce n’est pas le cri du bélier qui saute)

Comme nous sommes de grands cartographes, nous nous approchons.

– Eh bien, vous allez où ?

– Mais au refuge d’Arlet !

– Effectivement, c’est à l’opposé. Vous êtes même passés au pied de la dernière montée, à Lapassa. 

Des trois, il n’y en a plus qu’un qui se tord de rire, c’est celui avec le matériel de supermaché et la gourde en plastique. Il a dû se laisser convaincre de venir faire un super truc en montagne, mais ça doit faire deux jours qu’ils tournent en rond.

Les voilà repartis dans le brouillard, dans l’autre sens. Le bélier va avoir de la compagnie cette nuit.

Nous continuons à observer et échantillonner les sols dans la descente. De l’hydromorphie fossile en pagaille sur des pélites, des ORGANOSOLS sur calcaires en dalle, nous nous occupons un bon moment.

Alors que nous en sommes au dernier tiers de la descente, un jeune couple nous croise ; ils montent, ils sont lourdement chargés tous les deux.

– C’est encore loin le col ? (entre deux halètements)

– un peu oui, au moins 40 minutes… Mais il y a du monde par là haut, vous ne serez pas tous seuls !

– tant mieux, il est tard et c’est long…

Tant mieux, je ne sais pas. Quatre vautours en maraude, trois randonneurs en perdition, le troupeau de cinq heures, le bélier suicidaire, des bergers qui demandent des nouvelles des bergères… Et des mules autonomes à tous les coins de ravin, le danger est partout. On dirait du F’murr.

L’arrivée pour nous deux se fait aussi dans le brouillard, au milieu d’un troupeau de brebis. Il est tard, les tonnes de terre pèsent… des tonnes justement.

A l’heure qu’il est, j’ai une petite pensée pour le bélier.

 

 

 

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